Hortense    
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TEXTES




Peindre à fleur de peau


Au vacarme
au rugissement, si l'on donnait un corps ...

            Ce vœu du poète(1), tout porte à croire que c'est à l'oreille de Hortense Yé qu'il a été murmuré. Car dans sa peinture, le grondement de la révolte, les tumultes de la vie intérieure et les cris de joie s'incarnent dans les corps. Des corps qui tourbillonnent, entre présence et disparition, et qui composent une mélodie vibrante de sensibilité, de sensualité. Dans cet univers en perpétuel mouvement, tout en nuance, il faut prêter l'oreille aux émotions qui affleurent la toile et qui éraflent la peau.



La fureur de peindre


            La peinture de Hortense Yé peut soulever bien des réactions mais en tout cas, elle ne laisse pas de marbre. Le format imposant (souvent à l'échelle corporelle), la violence du trait, la matière indécise et les corps malmenés sont autant d'éléments qui ébranlent le regard, comme un appel déchirant le silence. «Ma peinture bouleverse, reconnaît-elle, il se dégage une force à laquelle on n'a pas nécessairement envie de se confronter.» Mais précisément, n'est-ce pas une des vocations de l'art que de mettre l'âme en mouvement, de modifier et prolonger notre perception du monde ?
            Dans ces œuvres remuantes mais non dérangeantes, tout se passe comme s'il y avait urgence à dire, à saisir les corps avant qu'ils ne s'effacent. Comme si un élan primordial et irrépressible avait poussé l'artiste à se saisir de la toile pour y crier ses émotions. Hortense Yé s'est mise à peindre. Après avoir grandi au Burkina Faso, elle est arrivée en France où l'on parlait une langue nouvelle pour elle. Une langue qui s'ajoutait aux 5 ou 6 idiomes dans lesquels elle avait bercé jusque-là ! Alors le langage s'est brouillé, il n'y avait plus de mots dans lesquels s'exprimer. Jusqu'au jour où les couleurs et la matière picturale sont devenus ses mots, sa parole. Les années ont passé et aujourd'hui, Hortense le dit mieux que quiconque : «J'ai trouvé dans la peinture un langage pour formuler l'indicible.»
            Mais «formuler l'indicible» ne va pas de soit ! Et l'on perçoit bien dans son travail combien de force il faut pour affronter la toile et pour résister à la violence que supposent les questionnements métaphysiques en jeu dans cette peinture. Hortense se saisit de la matière informe qu'est la peinture et lui donne chair sur la toile. C'est un combat, c'est un corps-à-corps entre soi et le rien - ou le «presque rien» comme elle le nomme si justement - à l'issue duquel apparaît une image d'une ravageuse vérité. (…)



Oscillations


            L'ensemble de la production oscille entre abstraction et figuration sans qu'il soit permis pour autant de parler d'hésitation. Ce va-et-vient est conscient, constructif de la singularité de cette peinture. Hortense Yé navigue entre ces deux états de la forme qu'elle désire ne pas cloisonner. Ainsi la dualité est-elle récurrente dans son travail : les contraires cohabitent avec une grande fluidité, ils sont complémentaires et se nourrissent les uns des autres. Cela transparaît notamment dans le recours au diptyque (Vénus 1/Vénus 2 ; Autoportrait 1/Autoportrait 2) et au reflet (Autoportrait 3), ainsi que dans la technique picturale. La texture de la peinture se fait tantôt fluide, tantôt solide. «Il y a un paradoxe entre épaisseur et transparence, c'est entre les deux», analyse-t-elle. L'entre-deux, cet espace intermédiaire entre soi et l'autre, entre soi et le monde, voilà bien le territoire d'action et d'exploration de la jeune artiste.
            Ce mouvement perpétuel est ancré dans le corps. Tantôt déchiré, fragmenté, frémissant, hurlant, il vibre et ne cesse d'interroger les limites de sa «discernabilité» . La peinture d'Hortense Yé oscille entre le corps-identifiable et la chair. La matière picturale qui recouvre le papier ou la toile est résolument organique. Chaque surface peinte est une seconde peau, striée, stigmatisée des traces du combat qui l'a vu vivre et se construire. Cette peau fascine l'artiste parce qu'elle est une «zone d'échange», un «tissu poreux qui fait le lien entre intérieur et extérieur.» Or pour interroger ces échanges non verbaux entre soi et l'autre, Hortense Yé utilise à merveille la toile - matière perméable - et la peinture - substance qui se mélange.
            Cet entremêlement trouve un écho dans l'histoire personnelle d'Hortense Yé, qui est issue d'une double culture et vit donc le métissage autant dans son œuvre que dans sa chair. Ses toiles sont un lieu de rencontre et d'interrogation entre les héritages européens et africains, sans qu'il soit jamais question de valoriser une culture au détriment de l'autre, l'artiste mettant un point d'honneur à préserver et à exploiter cette balance entre deux cultures. Ainsi, nourrie de l'héritage de Rembrandt et de Barceló, la peinture d'Hortense Yé emprunte également nombre d'éléments propres à l'art africain. Il y a notamment ce recours à l'hypertrophie de détails anatomiques que l'on retrouve par exemple dans Vénus 1. La composition, souvent hiératique et frontale évoque la statuaire africaine. (...)



Traverser, transcender


            L'Au-delà de la virtuosité de sa peinture, au-delà de la violence des émotions qu'on y décèle, la grande réussite d'Hortense Yé est d'éviter toute complaisance et tout compromis. Dans sa peinture, il ne s'agit jamais d'énoncer de façon péremptoire quelque vérité que ce soit, mais au contraire d'avancer doucement, comme à tâtons, vers davantage de clarté. «Ce que je peins n'est pas définitif, c'est une ouverture vers ... , un élan vers ... et non une affirmation catégorique.» De cette manière, elle évite le premier degré et fait fi des codes culturels qui toujours appauvrissent le sens d'une image. (...)

             «Peindre, c'est creuser», poursuit-elle encore. Hortense Yé traverse d'invisibles paysages et nous invite à la suivre dans ses pérégrinations. D'une main sûre, elle nous guide dans le noir apprivoisé et nous fait tâtonner l'être rencontré. Or cet être dont «l'insoutenable légèreté» a bien été cernée par Kundera, on ne peut ni le saisir ni le retenir, on ne peut que l'effleurer. Voilà sans doute pourquoi les corps apparaissent si souvent de manière allusive dans cette peinture. Et ce sont sans doute ces rencontres si infimes et ces caresses si furtives qui nous poussent à suivre l'artiste dans son questionnement sur le corps, sur la fugacité et la fulgurance de la vie.

             L'interprétation de cette œuvre n'est pas simple mais plurielle. Face à cette richesse, l'artiste nous laisse d'ailleurs tout à fait libres. Elle-même, lorsqu'elle commente son travail, évoque de nombreuses pistes qui soulèvent des paradoxes, des élans contradictoires mais toujours cohérents. Or ce vertige du sens coïncide parfaitement avec la confusion émanant des images modelées sur la toile. Ainsi dans l'œuvre intitulée Empreintes 1, on assiste à un tourbillon de corps suggérés, happés par un brouhaha de rouge tournoyant. Le vacarme est assourdissant, il recouvre et étouffe les personnages que l'on devine en filigrane. A ce trop plein de la couleur correspond l'abondance de sens que lui donne l'artiste elle-même : «Ce rouge, c'est à la fois une implosion de joie et une explosion contenue, un déploiement retenu qui hésite entre fureur et joie. Avec ce rouge, j'ai créé de la lumière avec du sombre.»

             Toute en nuances, la peinture d'Hortense Yé nous happe dans une surface sensible - sensuelle - et nous fait traverser le miroir de l'obscurité pour mieux percevoir la lumière. Equilibriste qui se risque à s'élancer entre pesanteur et légèreté, elle nous plonge dans les profondeurs de l'être intérieur et nous fait frôler la joie de l'être au monde.Cette peinture-peau dans laquelle s'incarnent et se prolongent à la fois nos sensations et notre connaissance du monde, acquiert une dimension universelle au delà des frontières culturelles.


Vianney de Valence, rédacteur et poète, avec la collaboration de Claire Santiago, professeur d'art.


(1) Henri MICHAUX, Mouvements, in Face aux verrous, 1954.





                                                  * * *




             «Nos sensations intermédiaires de présence/ absence m'interrogent; l'espace tantôt se dilue, se dérobe, s'exalte, la touche elle-même est soumise aux possibilités physiques et sensorielles du moment…
             Être à distance et dans le cœur, cette hésitation, je ne peux m'en départir, entre des mondes organiques et des mondes plus diffus qui relèvent de la trace, à la limite de l'effacement, de l'informel. Certains éléments sont hypertrophiés comme des ondes de choc imprimées dans nos mémoires, d'autres crient l'absence et l'indicible de notre propre temporalité. Je peins dans cet entre-deux, entre figuration et défiguration, autoportraits et portraits. L'espace qui se construit se dérobe et ne renvoie jamais que des questions, il dément toute projection, interdit tout refuge. Si je définis un emplacement ce pays est l'exil.
             Il y a presque toujours une figure humaine, qu'elle soit évidente ou recouverte. Les formes sont hypothétiques mais la figure humaine est toujours là, dans sa solitude et sa persistance. Je me rends compte combien les éléments s'organisent toujours autour de cette figure humaine, si paysage il y a, il se crée par (autour de?) cette figure. En fait, d'entrée de jeu nous sommes condamnés à être là, nous devons être là. Peindre c'est lutter, c'est s'extraire de la matière brute, c'est un vertige et un réaménagement mental, point de surbrillance c'est une quête d'existence…»

Hortense Yé




                              
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